Non, je ne vais pas faire un abrégé de l'histoire du français en entier, avec les lois phonétiques qui en séparent la prononciation du latin classique (genre, unu~ -> unu -> un -> ün -> ü~ -> œ~). Je vais me concentrer su un moment clef, quand le français se sépare du latin. Pour la prononciation que je présume être à ce point "ün" - comme dans l'Occitan actuel - il y a un moment quand ceci s'écrit "unum" et un autre quand ceci s'écrit "un" ... je vais me concentrer sur ce moment. Et comment j'en suis conscient.
En 1992, je me trouvais à la faculté ou l'institut des lettres classiques à Lund. Malgré des résultats bons, quand je fais les examens, et une certaine lenteur de les faire, c'est la fin de mes études du grec et donc aussi du latin. J'allais me rendre à Sainte Madeleine du Barroux pour un noviciat, qui n'aura jamais lieu (dans cette forme*), pour le faire j'étais obligé de quitter l'appartement que j'avais, pour ce faire, j'étais obligé de disposer de mes choses, ce qui m'obligea de me rendre à ma grand-mère que j'avais quittée en 1990. Ce qui, en son tour, elle était mourante, remettait toute velléité d'un noviciat au futur. La Suède n'a pas l'habitude de la religion catholique dans toutes ses dimensions, y compris les vocations, et ma possible telle en faisait les frais.
Je restais inscrit à la fac, ma grand-mère étant pauvre, elle m'obligeait de continuer de prendre l'emprunt d'études (qu'elle considérais comme une allocation**) et pour ce faire, je restais inscrit. Je ne faisais pas absolument rien, je me rendais à un cours de 5 points que je loupais l'examen, et je dépensais du temps à l'institut des lettres classiques, pour lire ou socialiser avec d'autres que ma seule grand-mère. Et dans ce bâtiment, il y avait un sous-sol avec des livres qu'on ne rangeait pas dans les rayons de la bibliothèque. Un de ces livres contenait une thèse. Et je regrette, je ne sais plus si la thèse était en suédois, français ou anglais, ni comment s'appellait l'auteur.
Pour l'essentiel, elle dit, qu'il y a eu quatre états de choses et donc trois changements.
- une orthographe (unum), une prononciation (ün)
- Alcuin de York vient à Tours pour enseigner la bonne prononciation du latin (la prononciation anglaise).
- une orthographe (unum), deux prononciations (ün / unum***)
- Les Serments de Strasbourg obligent à noter la prononciation français du latin en phonétique.
- deux orthographes (unum / un), deux prononciations (ün / unum) (la prononciation unum va toujours avec l'orthographe unum, et l'orthographe un va toujours avec la prononciation ün, mais celle-ci s'écrit un et unum, et unum se prononce unum et ün.
- pour simplifier la combinaison d'orthographe latine et prononciation romane cesse
- deux langues, chaqu'une ayant une ortographe et une prononciation LAT unum / unum : FR un / ün.
Le terminus a quo du processus est un état semblable au grec dans les temps modernes, une orthographe classique avec une prononciation moderne déjà traditionnelle depuis des siècles. On pourrait ajouter l'anglais, vue que "knight" s'écrit comme la prononciation du 14e S. "kniχt" et "kniçt"° et se prononce "naït' ". Le terminus ad quem est un état qui a tranché entre deux langues. Le processus explique (avec des faits historiques à l'appui) pourquoi la diglossie ne s'est pas simplement prolongée comme en Grèce jusqu'à 1970. Car, la prononciation d'une lettre étant conventionnelle, rien n'empêche cette convention de s'adapter aux changements de prononciation, ou de langue parlée, et donc de garder la vieille orthographe, comme on le faisait encore aux temps de St. Grégoire de Tours.
Quelle autre explication donne-t-on parfois pour la divergence entre latin et français comme deux langues ? Un homme sur quora, qui s'appelle sur quora "Civitas Dei Contra Paganos" vient°° de me répondre :
If you think that two registries can go from mutually understandable to unintelligible in 100 years only, you have no common sense,
Là, il vient de prétendre que ce qui se passe est que deux sociolectes commencent comme intelligibles et, les deux, changent graduellement jusqu'à devenir inintelligibles entre eux, comme le français et l'espagnol viennent de deux dialectes du latin qui, ayant changé en plusieurs siècles, sont devenus inintelligibles entre eux. Ce qui est totalement un processus différent.
En plus, il imagine que ce serait le régistre du bas peuple de l'époque qui serait devenu le français. Et là, même si j'ai raté le cours de 5 points, je retiens un peu de sociologie des langues.
Non, ce n'est pas le bas peuple qui remplace et re-remplace l'élite et dicte leur langue comme le nouveau correct, la plupart du temps, hormis la peste, les gens du bas peuple qui deviennent élite passent par une adaptation à cette élite. Noter, dans ce contexte, écrivain n'est pas forcément "élite" dans ce sens, ça peut par exemple être une contre-élite. Y compris sur le plan linguistique.
Et certes, parfois des prononciations du bas peuple deviennent celles de l'élite. Quand AE cesse d'être AÏ des temps de Cicéron et devient Ê des temps de Plin ou Tacite, c'est parce que c'était déjà Ê dans le bas peuple aux temps de Cicéron. Par contre, c'est aussi parce que Ê est une simplification qui est bienvenue même pour l'élite, par rapport à AÏ. Et ça peut être bienvenu parce que le Grec aussi simplifiait AÏ en Ê, même si leur orthographe était AI / αι - mais je ne suis pas sûr laquelle des langues simplifie d'abord la diphthongue. Peut-être en même temps - car pas mal de l'élite étaient bilingues.
Par contre, pour initier un changement dans la langue (sur un son - dans une position ou en chaque position - sur un choix de mots, sur un syntagme, sur le remplacement du futur "amavit" (pardon, "amabit")°°° avec le futur "amare habeo" ou sur l'invention du syntagme "amare habebam"~) il vaut mieux être une personne en position de prestige. Il y a prestige ouvert et prestige couvert ou oblique, celui de l'élite et celui d'une forme de contre-élite, mais sans aucune prestige, la personne ne va pas être imité.
À long terme, ce sera le plus souvent le prestige ouvert, l'élite tout court, qui emporte. Car le prestige oblique est plus local et éphémère. Donc, comme l'a bien dit Luke Ranieri, que ce soit bien le latin informel de l'élite, ou des classes moyennes~~ et non le latin formel, c'est bien leur latin, et non pas celui du très bas peuple, qui emporte dans les langues romanes, et plus encore en espagnol qu'en français (mesa vient de mensa, le mot correct pour table à manger, table vient de tabula, le mot pour par exemple une tablette de cire comme carnet d'écriture).
Quand la région de Lille devient francophone, c'est d'abord la bourgeoisie de Lille même, ensuite peu à peu le peuple et les alentours qui adoptent le français avant d'abandonner le flamand. Et ce même pour chaque changement. Et les changements autour de 800 - 900 que je viens de décrire un peu en détaille ne sont pas une exception. Tours adopte la prononciation anglaise du latin dans la Messe, pas dans les combats de coqs. Donc, clergé, pas paysans. Tours adopte cette prononciation sur l'ordre de Charlemagne, aussi assez élitaire. Et la raison d'être est que la prononciation du latin en Gaule était devenu incompréhensible à prêtres venus d'ailleurs. Un saint prêtre d'Italie qui vient en France vient de se demander si le prêtre avait baptisé pour la deuxième personne "et du Fils" ou "et de la Fille" ... parce que le texte de la liturgie des sacraments était écrit en Latin assez classique, et "filii" et "filiae" se prononceraient déjà de la même manière, -ae étant toujours et partout -e, et -i étant -e en Gaule.
Pourquoi donc d'Angleterre ? En Italie, on avait un latin vivant, un peu plus proche du latin classique, qui aurait aussi pu servir de modèle. C'est dans les années 1000 - 1100 qu'Italie et Espagne vont refaire la route parcouru par la France entre 800 et 900. Le latin de ces pays était donc plus pur, mais pas absolument identique à la lettre. En Angleterre par contre, on avait importé un latin d'Italie 597 - 609, le temps que St. Augustin "de Cantorbéry" est le premier archevêque de cette ville.~~~ Et puisque les indigènes là-bas ne sont pas des latins, le latin en Angleterre se transmet dès lors comme une langue apprise, langue étrangère, deuxième langue. Une chose qu'on peut maltraiter un peu mais change moins que la propre langue. Une chose qu'on maltraite parfois en simplifiant. Remplacer la prononciation -u~ avec une pronounciation -u-m est de ces simplifications, le vieil anglais n'ayant pas des voyelles nasales. Le latin de l'Angleterre est donc très pur, un peu plus que celui de l'Italie, et en plus simple. Vaut mieux remplacer, pour l'écrit "masculum", par exemple en Marc 10:6, la prononciation mas-cu-lu-m que la prononciation mas-ki-o, quand on avait eu l'habitude de le prononcer mas-le.
Hans Georg Lundahl
Paris
Veille de St. Jacques Apôtre
24.VII.2023
* Je considère qu'un temps en 1996 - 1998 servait de noviciat sauvage, avec le résultat : pas de vocation. J'ai eu depuis la confirmation de Sainte Madeleine : pas d'obligation de devenir moine. Ou même d'essayer.
** La réalité : 1/4 allocation. 3/4 emprunt, une dette qui sera normalement effacée mon 55e anniversaire.
*** Dans le latin classique, "unum" se prononçait en trois sons, le dernier étant un ou nasal, écrit -um. Dans le latin d'Alcuin, la désinence -um est de deux sons, un ou suivi d'un m.
° Dans l'allemand, ch - qui correspond à l'anglais gh - se prononce avec une palatale après une voyelle antérieure, et avec une vélaire après une voyelle postérieure, sauf en Suisse, et dans le néerlandais, c'est une vélaire dans les deux cas. On ne peut pas remonter le temps pour écouter comment Chaucer le prononçait.
°° Ce post :
Assorted retorts from yahoo boards and elsewhere: Sabellian and some more, but first Vulgar Latin
http://assortedretorts.blogspot.com/2023/07/sabellian-and-some-more-but-first.html
°°° Premier siècle de notre ère, vers la fin, hormis la position initiale, V et B se prononcent les deux "v" plutôt comme avant "w" et "b" ce qui donne que le futur "amabit" se confond avec le prétérit parfait "amavit" (dans la position initiale, c'est "v" et "b")
~"Amare habeo" deviendra "j'aimerai" et "amare habebam" deviendra "j'aimerais" - le conditionnel est inventé à côté du futur.
~~Mais Rome, avait-elle des classes moyennes ?
~~~ Paris n'avait qu'un évêque jusque dans les temps de Louis XIV, entre un oncle en neveu de la famille Gondi.