Je vais prendre au parallèle (latin / traduction) deux passages de Boèce. 1, 1, 6 et 1, 32, 1. Dans chaque cas, je vais noter une faute de traduction, qui tient à un défaut de connaissance de l'histoire des idées et en tirer l'occasion de parler de cette histoire des idées. Mais aussi des choses qui sont correctement traduites par Jean-Yves Guillaumin (JYG dans le suivant).
Illud quoque addendum arbitror, quod cuncta uis multitudinis ab uno progressa termino ad infinita progressionis augmenta concrescit; magnitudo uero a finita inchoans quantitate modum in diuisione non recipit; infinitissimas enim sui corporis suscepit sectiones. | | Il faut ajouter, je pense, que toute multiplicité a pour caractéristique une croissance qui progresse et augmente à l'infini à partir d'un terme unique; la grandeur, quant à elle, à partir d'une quantité définie n'a pas de limite dans sa division; elle admet des divisions de son corps à l'infini.
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Hanc igitur naturae infinitatem indeterminatamque potentiam philosophia sponte repudiat. | | Cette nature infinie, cette potentialité indéterminée, la philosophie la rejette spontanément.
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Nihil enim quod infinitum est uel scientia potest colligi uel mente comprehendi, sed hinc sumpsit sibi ipsa ratio, in quibus potest indagatricem ueritatis exercere sollertiam. | | Car rien de ce qui est infini peut être embrassé par la science, ni saisi par l'esprit, mais la raison en tire pour elle-même des objets sur lesquelles elle puisse exercer son habilité à chercher la vérité.
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Delegit enim de infinitae multitudinis pluralitate finitae terminum quantitatis et, indeterminabilis magnitudinis sectione reiecta, definita sibi ad cognitionem spatia depoposcit. | | De le pluralité infinie de la multiplicité, elle sépare la quotité finie, et, rejetant la division sans fin de la grandeur, elle revendique comme objets de connaissance des grandeurs finies. |
En traduisant "ab uno ... termino" comme "à partir d'un terme unique" JYG a donc pris "uno" comme adjectif qualifiant "ex ... termino".
Je pense qu'il faut plutôt prendre "ex uno ..." comme la phrase de base et "termino" comme apposition la qualifiant. Donc, "à partir, comme terme duquel, d'un seul". Ou, "à partir d'un seul, comme terme". Le français va sembler moins fluide pour le lecteur moderne sans familiarité avec le Moyen Âge, mais il va être confronté à la pensée du Moyen Âge (et ici aussi de l'Antiquité tardive).
Les nombres, qu'on nomme de nos jours "nombres entiers" ou "nombres naturels", ça commence avec 1. Quant à 0, ce n'est pas un nombre. "Nombre relatif" d'accord, mais alors c'est "+-0" et le bon terme pour ceci serait "relation numérique" ou "relation entre nombres". Mais nombre en tant que combien (ce qu'on discute ici), non, le premier en est 1.
On voit bien que la mathématique n'est pas une seule entité, mais deux disciplines différentes, l'arithmétique concernée avec nombres et la géométrie concernée avec grandeurs. En d'autres endroits, on va aussi repérer que la musique et l'astronomie font partie de ces disciplines, musique comme "nombres en motion" et astronomie comme "grandeurs en motion".
Ni l'arithmétique ni la géométrie se concerne avec un infini
actuel. À chaque pas, le nombre en procession d'un seul reste un nombre fini, la procession est juste infinie en puissance, en tant que chaque nombre très haut pourrait être moindre qu'un autre nombre encore plus haut : ce qui ne garantit pas que celui-ci existe. Et les grandeurs diminuent par des sections, mais aucune section est garantie d'avoir lieu, que ce soit conceptuelle par le mathématicien ou physique par le couteau, donc, à chaque pas, les parties d'un corps sont en nombre finie et en taille finie et positive. Pour Boèce ici, ça pourrait être une convention du scientifique : pour St. Thomas plus tard, c'est la nature même du nombre et des grandeurs.
Notons à ce propos, il y a 180 manuscrits de l'œuvre de Boèce, et 29 en se trouvent à Paris, dans des Bibliothèques diverses. Quand on sait que St. Thomas enseignait à Paris, et que donc il y avait une Université avant qu'il commence, et aussi qu'il cite Boèce, on peut conclure que Boèce était le texte d'enseignement de l'arithmétique à l'Université de Paris.
Ceci a une certaine importance en discutant les preuves Thomasiennes de l'existence de Dieu, parce que St. Thomas dit que les causes conduisant à un certain effet en se conduisant les unes les autres doivent être au nombre fini. Une cause (motrice, en général, de l'existence même) doit être la première. Et 1, c'est le nombre qui est premier avant les nombres dits premiers, ce
n'est pas simplement un nombre n'importe quel entre 0 et 2 ou entre - 1 et 3.
Pour St. Thomas ceci est important et citable en discutant en quoi Dieu est "infini" et en précisant que l'infinité de Dieu, étant une infinité actuelle, ne peut pas être une infinité mathématique, de nombre ou grandeur, car celle-ci est toujours une infinité potentielle, jamais réalisée.
J'ai cette idée, le Moyen Âge ici avait raison, les Modernes ont tort.
Ajoutons ici partie d'une note par JYG, de la note 23:
L'idée selon laquelle l'infini est inconnaissable est commune à toute l'antiquité. [...] Cette idée sera reprise plus loin par Boèce (début de 1, 32). Cf. aussi Boèce,
In Categ., 1, PL 64, col. 160 B:
sed infinitorum nulla cognitio est, infinita animo comprehendi nequeunt*.
J'ai omis les citation non boéciennes, à commencer par Platon. Cette note me conduit au passage suivant:
Restat autem nobis profundissimam quamdam tradere disciplinam, quae ad omnem naturae uim rerumque integritatem maxima ratione pertineat. | | Il nous reste à transmettre un enseignement d'une grande profondeur, qui concerne au plus haut degré la nature tout entière et la totalité des choses.
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Magnus quippe in hac scientia fructus est si quis non nesciat quod bonitas definita et sub scientiam cadens animoque semper imitabilis et perceptibilis prima natura est et suae substantiae decore perpetua, infinitum uero mailitiae dedecus est, nullis propriis principiis nixum, sed natura semper errans a boni definitione principii tamquam aliquo signo optimae figurae impressa componitur et ex illo erroris fluctu retinetur. | | On tirera un grand profit de cette connaissance, à condition de bien savoir ce qui suit. C'est le bien, fini est constituant l'objet de la science, et que l'âme peut toujours percevoir et imiter, qui est premier par nature et éternel dans la nature de sa substance, tandis que la laideur du mal est indéfinie, ne s'appuie sur aucun principe qui lui soit propre, et, toujours errante par nature, n'a de composition qu'en tant qu'elle est informée par le principe du bien, qui est fini, comme par un sceau de très belle forme, et arrachée aux tourbillons de l'erreur.
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Nam nimiam cupiditatem iraeque immodicam effrenationem quasi quidam rectae animus pura intelligentia roboratus adstringit, et has quodammodo inaequalitatis formas temperata bonitate constituit. | | Car le désir et ses débordements, la colère et ses déchaînements sans mesure, sont étroitement tenus par l'âme qui est comme une sorte de conducteur et qui est fortifiée par l'intelligence pure; et c'est elle qui, en les tempérant par le bien, règle ces sentiments qui sont en quelque sorte des formes d'inégalité. |
Selon C. S. Lewis, Abolition of Man, la partie Men without Chests, l'Antiquité et le Moyen Âge considéraient l'âme quasi tripartite : comme le corps moins les extrémités avait trois parties essentielles, tête, poitrine et estomac, l'âme avait aussi trois parties, intelligence (νους), esprit (θυμος), passions (τα παθη) ou appétit.
La tête ne dirige pas les intestins directement, mais à travers la poitrine. L'intelligence ne dirige pas les passions directement, mais à travers l'esprit.
Dans ce contexte, les mots émotion et sentiment sont post-médiévaux, et si émotion peut signifier ce qui se trouve dans l'esprit comme ce qui se trouve dans les passions, sentiment signifie (d'abord, au moins) ce qui se trouve dans l'esprit. Le plaisir est une passion, le courage est un sentiment.
C'est très récemment, et pas du tout boécien, plutôt Kantien (domaine où je ne suis nullement expert), que de mettre dans un sac les passions et les sentiments comme "émotions" parce que, contrairement aux contenus de l'intelligence, indicatif avec simple point à fin de phrase ne les exprime pas, parce qu'on préfère pour les deux soit un indicatif ou un subjonctif du désir, soit un point d'exclamation.
Donc, je blâme la traduction "l'âme qui est comme une sorte de conducteur" : pour Boèce ce n'est pas le cas de l'âme entière, mais de la partie médiane, de l'esprit, qui se trouve entre intelligence et appétit.
Je blâme aussi le résumé de colères et désirs comme "ces sentiments" car, si Boèce aurait dû traduire en une langue ayant tellement le besoin de résumer, à cause de courte haleine, il les aurait résumé comme "ces passions" ou "ces appétits".
Encore une note : quand Copernic considère les épicycles (genre Tychoniens) nécessaires pour tenir compte des mouvements des corps célestes dans un cadre du géocentrisme comme inexplicables, ceci n'est pas par rapport aux causes mécaniques (genre gravitation ou inertie), mais parce que les mathématiques de son temps n'avaient pas l'habitude des les visualiser. Il les tenait donc pour le mal dans l'infini non expliqué par les maths, et non pour le bien rationnel et défini.
Nous avons, depuis, inventé le Spirographe, et s'il avait eu l'habitude de les visualiser comme "courbe de Spirographe" il les aurait tenus pour étant dans le bien rationnel et défini, donc, il n'aurait pas ressenti le besoin de l'Héliocentrisme pour sauver la réputation de Dieu comme artiste avec du goût. Car, c'est bien ça qui l'agaçait, et pas la question quel genre de cause pouvait produire ce genre de courbes.
Hans Georg Lundahl
St. Maur
Sts Prote et Hyacinthe**
11.IX.2019
* Mais des choses infinies, il n'y a nulle connaissance, l'infini ne pouvant pas être capté par l'esprit.
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Romae, via Salaria veteri, in coemeterio Basillae, natalis sanctorum Martyrum Proti et Hyacinthi fratrum, eunuchorum beatae Eugeniae. Hi, sub Gallieno Imperatore, deprehensi quod essent Christiani, sacrificare coguntur; sed non consentientes, primo durissime verberati sunt, ac tandem pariter decollati. / À Rome, dans la vieille Via Salaria, dans le cimitière de Basille, naissance (céleste) des saints martyrs Prote et Hyacinthe, frères, eunuques de la bienheureuse Eugénie. Ceux-ci, sous l'Empereur Gallien, arrêtés en tant que Chrétiens, ont été forcés de sacrifier, mais parce qu'ils ne consentirent pas, d'abord tabassés très durement, et à la fin décapités en pair.