Tuesday, January 8, 2013

Les outils de la philologie


Je cite les "notes du chapitre 1", pp. 78 s. de La Grammaire de Denys le Thrace, traduite et annotée par Jean Lallot:

Rendre compte (cf. apódosis) d'une glôssa c'est comme on l'a vu, la traduire. Pour ce faire, le grammarien pouvait se référer au savoir accumulé par des générations de lecteurs, compilé dans des listes et transmis oralement dans l'enseignement. Mais sur quoi repose ce savoir?Comment a-t-on pu établir le sens d'une glôssa homérique? Les Σ ne mentionnent pasla possibilité que la tradition via les anciens rhapsodes, puisse remonter au Poète lui-même. En revanche l'un d'eux (469,12), se plaçant du point de vue de 'chercheur', comme nous dirions aujourd'hui, indique cinq moyens d'élucider le sens d'une glôssa:

1) l'étymologie: ainsi l'épithète khloúnēs, appliqué à un sanglier chez Homère, interprété comme forme de khloē 'herbe' et de eunḗ 'couche', signifierait 'qui couche sur l'herbe';

2) le dialecte: l'exemple cité ici, sans commentaire, est le mot ptólemos, variante dialectale (divers dialectes non ioniens) de la forme ionienne et commune pólemos "guerre". (On notera ici que glôssa pose une question de forme plutôt que de sens);

3) l'explication (epílusis): il s'agit, d'après les exemples d'extraire des informations d'un des contextes où la glôssa apparaît - ainsi il est dit que la plante appelée hēmerís, nom inconnu, qu'elle porte des grappes de raisin (Od.5.69): c'est donc une 'vigne';

4) l'expression de sens opposé (tò antiphrazómenon) présente dans le contexte: dans Il. 1.106 "Devin de malheur, jamais encore tu ne m'as annoncé tò krḗguon", à cause de 'malheur' tò krḗguon apparaît signifier ce qui est 'bien' ou 'vrai';

5) le récit (historía): l'exemple est ici celui de l'épithète d'Apollon Smintheús, énigmatique, et qu'on expliquait par la légende d'un Apollon 'destructeur des souris' (sminthophthóros).

[un peu plus loin: on parle d'une pratique ...]

... capitale du grammarien alexandrin: l'epílusis, l'explication par appel au contexte - où l'on peut reconnaître la mise en application du fameux principe aristarchéen: Oμηρoν εξ Oμηρoυ cαφηνιζειν "éclairer Homère par Homère".


Comme nous montre la dernière phrase, epílusis n'est pas une explication quelconque mais une explication tiré du contexte. Ensuite tò antiphrazómenon en est une variante spéciale. Les deux premiers sont explications par la compétence linguistique de l'explicateur.

Mais il y a un malentendu - crois-je - sur l'historía: le mot ne veut pas dire récit, ce qu'on appelle mûthos en grec, il veut dire récherche, c'est à dire ailleurs que dans le texte. Qu'Apollon soit adoré sous le titre sminthophthóros n'est pas un "récit", c'est le fruit d'une récherche dans les sources autres qu'Homère.

Notons dans ce contexte que le programme du Protestantisme reposait sur l'idée d'expliquer la Bible par la Bible - indée philologique s'il y en a - mais en pratique il était appliqué par la négligence de la tradition et de l'historía. Car il fut executé par des gens qui avaient une méfiance profonde envers les sources de la tradition, envers l'Église Catholique qui pouvait expliquer les glôssai comme presbúteros, epískopos, diákonos et ekklēsía en les connaissant depuis le début, par exemple, ou encore aussi les glôssai sur les passages.

Selon l'usage des éditeurs modernes, Σ* est un groupe des manuscrits, et c'est donc dans un de ces manuscrits qu'on trouve cette explication d'une partie de la decription initiale que nous donne Denys le Thrace de l'ensemble de la connaissance empirique nommée grammaire. Pourquoi ne pas avoir mentionné la possibilité de la tradition? Parce qu'elle va de soi, me semble-t-il. Que les génitifs finissent en -oio ou que les phrases conditionnelles ont ke au lieu de an et aussi le mètre sont des choses qu'on apprend le mieux par une tradition ininterrompue, mais elles ne donnent pas de casse-têtes aux explicateurs.

Hans-Georg Lundahl
BU Nanterre
Sts Lucien Prêtre
avec Maximien et Julien
Martyrs à Beauvais
8-I-2013

*Une demi-mémoire du siècle et millénaire passé me souffle même que Σ = les manuscrits, tout court. À moins que ce soit plutôt un abrégé de Σχoλια.

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