Sunday, April 15, 2018

Henriette Walter a tort sur un détail


Je la cite, depuis son livre L'aventure des langues en Occident, page 241.

"Mais déjà en 813, le Concile de Tours avait préconisé l'emploi des langues vulgaires (romane et germanique) pour les prêches et les homélies, signe qu'à l'église en début du IXe siècle, le bon peuple ne comprenait plus le latin. Et cela n'était arrivé du jour au lendemain."


Je dirais plutôt, c'était arrivé du jour au lendemain, et l'auteure nous raconte même (avec une interprétation un peu maladroite, peut-être) les circonstances, juste après:

"Déjà, à la fin du VIIIe siècle, Charlemagne, empereur de langue germanique mais féru de latin, avait pris conscience du fait que la langue parlée en France n'était plus le latin des livres et il avait fait venir d'Angleterre le savant Alcuin pour lui redonner la vie : dans l'abbaye de Saint-Martin de Tours ..."


Hmmm, l'obligation de langue vulgaire vient d'un concile de Tours, là précisément où Alcuin arrive un peu plus tôt?

Significatif? À mon avis, selon la théorie que je fais la mienne (et dont j'ai encore une énième fois oublié l'auteur, mais il y en a un avant moi!) c'est très significatif.

"... Alcuin avait alors dispensé un enseignement sérieux du latin aux moines français qui n'arrivaient plus à comprendre le texte de la Vulgate..."


Le texte de la Vulgate prononcé comment? Je dirais, selon la prononciation plus archaïque d'Alcuin.

Ostendite mihi numisma census. At illi obtulerunt ei denarium. (de St. Matthieu 22)

Comment on a probablement prononcé ces mots avant Alcuin:

Ostenditz-méï numismeu tsence. At li optulèreunt éï deunièr.

Comment Alcuin les a prononcés:

Ostendité mi-c'hi noumisma tsençouss. At illi optoulérounte éï dé-na-ri-oume.

Et voici comment on les a probablement traduits dans la prêche après cet évangile à partir de 813:

Monstratz-méï uneu monnayeu li tsence! Mèïs li donnèreunt lui deunièr.

Ce qu'on n'arrivait pas en France, c'était prononcer le latin comme avant - un peu comme en Angleterre de nos jours on est souvent désemparé si on entend quelqu'un dire:

C'houane zat Aprileu ouiz c'hice choureus sôteu

plutôt que

Ouène zèt April* ouiz c'hiz chaoueurz soute

pour le début de Canterbury Tales.

Ceci peut être un peu étonnant pour ceux qui sont accoutumés à connaître la prononciation latine en deux versions, traditionnelle (alcuinienne, plus ou moins modifiée) et reconstituée (par Érasme).

Car la prononciation que je reconstitue comme celle d'avant Alcuin (suivant en ceci un autre auteur, peu cité, dont je devrais populariser le nom, et dont je popularise la théorie), diffère des deux systèmes de prononciation latine par le fait d'avoir un grand écart entre lettres et prononciation.

Mais pour un linguiste qui réfléchit un peu, ce genre de grand écart est ce qu'on doit attendre après une tradition écrite pluriséculaire.

Mon "maître de penser" en cette question a donc reconstitué quelques phases assez précises et peu longues de la transition dont je parle:

A, avant Alcuin
Une langue écrite, une langue parlée. Latin et français identiques en Île de France.

B, entre Alcuin et les Serments
Une langue écrite, deux prononciations, dont une docte, introduite par Alcuin.

C, à partir des Serment et un peu
deux prononciations et aussi deux écritures, en trois rapports : écriture traditionnelle avec prononciation alcuinienne, écriture traditionnelle en prononciation traditionnelle (romane), écriture nouvelle pour la prononciation traditionnelle.

D, un peu après les Serments
disparaison du rapport écriture traditionnelle avec prononciation traditionnelle, qui est le rapport le plus compliqué et qui est aussi superflu vu les autres, donc coupure des deux autres rapports en deux langues distinctes. Latin et français deux langues à part en Île de France et partout.


Le même théoriste nous dit que ce genre de coupure vient environ 200 ans plus tard à l'espagnol ou à l'italien, avec là aussi une réforme de la prononciation liturgique.

Ça dit, je ne peux pas exclure qu'il n'y ait pas des passages de la Vulgate avec constructions désusitées dans la langue parlée que les moines voulaient avoir expliqués par Alcuin à partir d'une liste complète des cas (en français, comme on sait, les cas dans la langue parlée étaient réduits à cas droit et cas régime, les différences entre les deux se sont improvisées chez des latinistes comme Grégoire de Tours ... de, oui, précisément ... Tours.

Hans Georg Lundahl
Paris
II dim. après Pâcques
15.IV.2018

* Éïpril, voulais-je dire, bien-sûr!

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