Tuesday, November 23, 2021

Est-ce que des langues sont parfois construites avec délibération?


Je vais évoquer Nibelungen, le poëme en moyen haut allemand. Et je vais évoquer d'abord Nancy Drew (je viens de lire le 3, The Bungalow Mystery).

Comme vous savez, dans un polar, les accusations de kidnapping ne viennent que très tard, en général, et mon Nancy Drew ne fait pas figure d'exception. Alors, je trouve "you kidnaped" au lieu de "you kidnapped" - c'est de l'américain, non pas d'anglais brittannique. Évidemment, il y a des différences. Les verbes en -iser en français, en britannique, ils évoquent leur origine immédiat français et finissent sur -ise et en américain, ils évoquent plutôt leur origine lointain, le grec, et s'écrivent -ize en mémoire des verbes en -ιζω. Et j'ai vu capsize assez tôt. Mais je pense que le mot peut s'écrire avec un z en britannique aussi. Donc, je n'ai pas réagi. Les peu de verbes qui doublent la consonne finale en deuxième syllabe avant la désinance -ed je n'ai pas vu le non-doublage avant kidnapped (pardon, selon l'orthographe deCarolyn Keene kidnaped) - pour les verbes monosyllabes, genre jag, les deux utilisent consonne doublée, comme jagged. Mais le plus grand évocateur des deux variantes de l'anglais ... ah, la couleur!

Anglais britannique (et du Commonwealth et d'Irlande) écrit "colour, labour, favour" et l'américain écrit "color, labor, favor". J'ai tôt vu "horror" mais la forme "horrour" ne semble plus exister en britannique. C'est possible que j'ai vu un "do me a favor" plutôt qu'un "do me a favour" assez tôt aussi, mais la phrase est banale, on glisse dessus vers la suite.* Les mots évoqués sont assez faciles (sauf cette phrase) à éviter, et si Carolyn Keene évite le mot colour ce n'est pas parce que le concept de couleurs ne l'intéresse pas, c'est qu'elle dit plutôt directement laquelle des couleurs et si possible la teinte exacte, comme aquamarin. Elle semble donc avoir fait un certain effort d'éviter de polariser le lectorat entre Anglais et Américains ou déjà entre Canadiens et Américains. Jusqu'au mot kidnaped j'avais l'impression, même si l'action se déroulait aux États-Unis, de lire de l'anglais britannique. Mais un Américain ou un étranger ayant appris la forme américaine à l'école, il aurait eu l'impression - d'ailleurs correcte - de lire de l'américain.

En écoutant, ça aurait été une autre histoire. Mais je n'ai pas les Nancy Drew que je lis ou que j'avais lus en bande sonore, je les ai en livres (ou j'en ai ce deuxième en livre, l'autre a déjà été donné à qqn d'autre).

Et très évidemment, les divers lecteurs de l'épopée Der Nibelunge Nôt n'ont pas eu un enrégistrement du poëte d'origine, mais ils ont eu un texte écrit. Notons, probablement le public écoutait à des fêtes, mais à chaque fête il y avait le poëte et récitateur qui lisait à haute voix, à partir de son livre manuscrit. Le poëme est en rimes. Je vais citer la première strophe, avec les rimes internes en cursive et les rimes finales en gras :

Uns ist in alten mæren wunders vil geseit
von helden lobebæren, von grôzer arebeit,
von freuden, hôchgezîten, von weinen und von klagen,
von küener recken strîten muget ir nû wunder hœren sagen.

Alors, je n'ai pas vécu aux temps des Croisades en Allemagne. Mais j'ai lu la théorie, assez plausible, que cette langue là était une norme suprarégionale entre deux régions de dialectes : les alémanniques, les bavarisants (y comris d'Autriche). Et que, pour les rimes, on évitait de rimer deux mots en un des dialectes qui n'auraient pas rimé dans l'autre. Il y a donc quatre pairs de mots dans la strophe qu'on évoque où les deux mots riment en dialectes bavariens et en dialectes alémanniques. Bien entendu, le XIIe siècle ou le XIIIe ou juste entre les deux.

Imaginons que tel poëte évite de rimer "anyhow" et "cow" parce que si la plupart des endroits, les deux finissent en aou, au Canada, anyhow finit en ou. Il évite aussi de rimer "anyhow" avec "who" parce que, si au Canada les deux finissent en ou, la plupart des endroits, "anyhow" finit en aou.

C'est à peu près la démarche du poëte des Nibelungs, mais un peu plus difficile. Car, le poëte anglophone qui évite de mettre "anyhow" dans les rimes, il a au moins une orthographe anglaise déjà fixée et acceptée (avec certaines variations mineurs, voir plus haut) dans tout le monde anglophone. Pourquoi ne serait-ce pas possible pour notre poëte? Il aurait pu prendre l'allemand de Goethe ... s'il avait eu une machine de remonter le temps et la même observation vaut pour celle de la Bible de Luther.

L'allemand de son époque, par contre, se divisait entre divers chanceries - un peu comme quand un document écrit à Paris en "français" (le dialecte de l'Île de France) va être à Beauvais copié et transscrit en picard. Le poëte a donc dû connaître et les versions allémanniques et les versions bavaroises des divers concepts lexicaux. Et la différence sonore.

Un tel effort va pouvoir influencer la langue. Imaginons que le poëte aurait en tête un rime qui fonctionne parfaitement en bavarois, mais il se rend compte que le même mot en allémannique a une voyelle plus ouverte que l'autre mot déjà posé. Il va donc chercher un autre rime, peut-être un mot purement bavarois, mais, si le mot se prononce en allémannique, le rime va fonctionner tout aussi bien. Et le récitateur en St. Gall (endroit certes allémannique, comme toute la Suisse allemande) va importer ce mot dans le vocabulaire allémannique. Les versions courtoises des deux dialectes vont donc s'approcher. Et on est quelque peu plus proche à ce qui n'existait pas encore, un allemand unifié. En fait, toutes les fois que les langues modernes se parlent en plus qu'une région, la version standardisée est le produit d'une forme de compromis entre dialectes ou prévalence d'un dialecte sur les autres, prévalence qui va être moins poussée du fait que les écrivains des autres dialectes ne vont pas être légalement exclus d'écrire dans le dialecte "du pays entier". Le français a emprunté "ça" et la négation "pas" à la Provence.

Hans Georg Lundahl
Paris
Pape St. Clément I
23.XI.2021

Natalis sancti Clementis Primi, Papae et Martyris, qui, tertius post beatum Petrum Apostolum, Pontificatum tenuit, et, in persecutione Trajani, apud Chersonesum relegatus, ibi, alligata ad ejus collum anchora, praecipitatus in mare, martyrio coronatur. Ipsius autem corpus, Hadriano Secundo Summo Pontifice, a sanctis Cyrillo et Methodio fratribus Romam translatum, in Ecclesia quae ejus nomine antea fuerat exstructa, honorifice reconditum est.

* Il se pourrait que je pensais à "I may need your help" page 9, également une personne très centrale ne reçoit pas quelques pages plus tard "a favor" ou "a favour" selon les versions, mais "a helping hand." Continué : en fait, page 24 il y a "multicolored" plutôt que "multicoloured."

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